Chroniques : Liste de 1ère selection



ABEL Quentin
Sœur,
Éditions de l’Observatoire (256 pages)

Un cheminement vers la mort made in France

 « Assez de Jenny-Marchandesques tergiversions, place à l’action avec Chafia al-Faransi, le final éblouissant made in califat, le sang qui coule pour de vrai. C’est l’heure des comptes. Des promesses ont été faites. Il faut agir. Elle va agir. »
Il était une fois, une jeune adolescente qui avait décidé de mettre fin à ses jours de façon spectaculaire. Sœur, d’Abel Quentin, c’est l’histoire de Jenny Marchand, une jeune fille de quinze ans, qui devient une des sœurs de la communauté de l’État Islamique.
Jenny Marchand est mal dans sa peau. Au Collège, elle ne trouve pas sa place. Elle se sent différente des autres adolescents de son âge qu’elle a du mal à comprendre, malgré plusieurs tentatives de sa part pour s’intégrer. À la maison, ses parents, Marion et Patrick Marchand ne sont pas conscients du mal-être de leur fille. Le seul endroit où Jenny trouve un peu de confort et de réconfort, c’est dans les livres de la romancière J.K. Rowling, l’auteure de la célèbre saga Harry Potter. C’est aux côtés d’Harry, de Ron mais surtout d’Hermione que Jenny se sent le mieux. Jusqu’au jour où elle rencontre, sur Internet, Dounia, une sœur qui se fait appeler « La lionçonne du Califat » et qui initie petit à petit Jenny aux mœurs et coutumes musulmanes, au Coran, à la tradition, mais aussi aux principes de l’État Islamique, jusqu’à pousser la jeune fille – qui entretemps ne s’appelle plus Jenny Marchand mais Chafia al-Faransi – à accepter de perpétrer un attentat-suicide le jour de Noël à Paris, qui sera alors le moyen pour la jeune fille de se réaliser et de mourir pour une cause juste. « Tirer sa révérence et entrer dans la lumière. »
Parallèlement, nous suivons le quotidien de Saint-Maxens, le président de la République Française dans ce roman, dans les derniers moments de son mandat. La narration nous permet de côtoyer les pensées du chef de l’État, qui se voit vieillir en même temps qu’il voit sa côte de popularité baisser devant le candidat aux prochaines élections présidentielles ; le jeune, charismatique et ambitieux Benevento. Aux côtés de Saint-Maxens, nous retrouvons Karawicz, son conseiller, qui a plus l’air de l’accompagner dans sa déchéance que de l’épauler.
La construction du roman est loin d’être conventionnelle : les événements s’enchainent sans aucune chronologie. Il s’agit plutôt d’une histoire qui a été fragmentée puis présentée tel un puzzle que le lecteur doit assembler, la toute fin se trouvant tout de même au bout du roman. Ainsi, le roman s’ouvre sur un moment qui se situe bien après le début de l’histoire, quand Jenny est déjà Chafia et doit répondre à un interrogatoire de police.
Au cœur de l’actualité, le roman questionne les problèmes adolescents sous le prisme de la radicalisation. « Dans une semaine, elle va passer à l’acte mais à la seconde présente Jenny se sent faible, tarée, écrasée par le courage incompréhensible des autres, l’abnégation avec laquelle ils prennent parti de toute cela, la Berlingo, la neige fondue, les distributeurs de sandwichs. » Nous sommes également confrontés à l’attitude des parents de Jenny face à la conversion à l’islam de leur fille. Les craintes de la mère devant sa fille qui se met à porter le voile, l’indifférence ou le déni puis la colère du père face aux changements qui s’opèrent en Jenny.
Le roman a également une coloration politique, qui transparaît non seulement à travers l’histoire de la radicalisation d’une jeune fille, mais à travers l’histoire qui évolue en parallèle, qui n’est autre que celle de l’affaiblissement de la vieille France libre (Saint-Maxens) devant la montée d’un nationalisme nouveau et d’une xénophobie de plus en plus importante au sein de la population française (Benevento).
Si dans les dernières pages, nous nous immisçons dans la tête de Jenny / Chafia de manière à pouvoir comprendre le personnage et saisir toute sa psychologie, dans sa globalité, le roman a quelque chose d’inaccessible. En effet, le style de l’auteur peut rebuter, de par ses phrases longues et son vocabulaire recherché. Des références à la culture française se mêlent à des mots et des expressions en arabe qui ne sont pas toujours adéquates lorsqu’on connaît la langue. Aussi, un parallèle continu entre l’histoire de Jenny et l’univers d’Harry Potter a parfois l’air mal placé, et nous avons souvent du mal à en saisir l’intérêt.
Le roman d’Abel Quentin est une tentative de retracer le réel avec, tantôt de l’humour, tantôt des références diverses à d’autres « univers ». Malheureusement, la plume, l’intersection de ces différentes « réalités » font que nous avons du mal à croire à l’histoire de Jenny / Chafia, bien qu’on puisse à plusieurs moments compatir et ressentir un peu d’empathie envers la protagoniste.

Tia Abi Aad
Université Saint-Joseph de Beyrouth

PAULY Anne

Avant que j’oublie,
Editions Verdier, (144 pages)

Une quête sur l’existence paternelle


      Rire ou pleurer lors de l’enterrement de son père, c’est toute la question qui invite Anne Pauly, ancienne étudiante à la faculté des Lettres et secrétaire de rédaction dans une entreprise de presse, à rejoindre la cour des écrivains et « enfanter » son premier roman : Avant que j’oublie, aux Éditions Verdier. En effet, le dessin de la première de couverture frappe par son caractère puéril et le titre lui-même suggère l’effacement irrémédiable, la perte de mémoire à venir.

      Le roman s’ouvre sur la scène d’un quotidien banal : la mort sordide du père oblige ses enfants à se débarrasser des objets qui encombraient la chambre d’hôpital. Le voyage du « macchabée », « de la racaille unijambiste », « du roi misanthrope », « du vieux père carcasse » permet à sa fille de voyager, non seulement dans le temps, mais aussi à travers le désordre de tous ces débris d’une vie qui n’avaient pas plus d’importance que ces résidus misérables….  Jusqu’au jour où elle tombe sur une lettre envoyée par Juliette, l’amie d’enfance secrète et invisible. Celle-ci écrit des mots que le défunt n’a jamais réussi à dire, des mots qui restituent l’homme, pourtant réduit au silence dans son trou, qui le rendent vivant ! Ce capharnaüm devient dès lors, un réseau de signes et de souvenirs éclairant la personnalité de « ce colosse fragile » à double face.  Ce « roi », qu’a-t-il laissé derrière lui dans son royaume ?  Et quelle serait la symbolique de la jeune pie curieuse du frère d’Anne ? Ainsi, qui pourrait être ce « je » dans cette autobiographie aussi authentique ? Ne serait-il pas un « je » universel qui se cache dans la peau de chacun d’entre nous lorsque la grande faucheuse nous arrache nos parents ?

     Toutefois, outre les fortes émotions qu’il crée, la force qui nous retient dans ce roman réside essentiellement dans l’évocation de sujets assez récurrents dans notre société orientale comme par exemple la violence conjugale et l’homosexualité qui constituent des sujets tabous par excellence. La violence conjugale, la protagoniste affirme qu’elle est sourde et transmise de génération en génération, « une violence à laquelle les pères éduquent leurs fils et dont ils tentent ensuite de protéger leurs filles. » Quant à l’homosexualité dans l’œuvre, Pauly s’est contentée tout simplement de présenter Félicie (sa fiancée) par son prénom. En Orient comme en Occident, ce sujet, autour duquel se divisent les opinions, reste polémique.

      Ce livre n’est pas seulement universel mais atemporel. Il évoque l’heure inéluctable de la mort, la maladie, la solitude, l’intimité, le chagrin, l’humour. Ce roman est une réconciliation de l’écrivaine « jetée » dans le monde des adultes. Par un style simple et familier, elle est parvenue à transfigurer un récit du quotidien par l’écriture ; et ses motivations s'avèrent plus thérapeutiques que littéraires.

     Avant que j’oublie est un roman de la maturité, libre et vivant, jouant sur les changements de tonalité (tragi-comique). Une élégie d'une beauté et d'un humour redoutable qui donne envie d'habiter l'existence avec encore plus de voracité ! Cependant, cet humour et ce prosaïsme seraient-ils également la source d’énergie et d’encre pour la plume de la nouvelle romancière, dans un deuxième roman, en hommage à sa mère décédée ?


Jamie HELOU

Université Libanaise


 

DALEMBERT Louis-Philippe,
Mur Méditerranée.
Sabine Wespieser, 2019, 332 pages

L’Odyssée des migrants

Pour évoquer les dangers courus par les migrants, ses voyageurs du hasard, pour dénoncer ceux qui trahissent leurs peuples et se jouent de leurs destins, l’écrivain Louis-Philippe Dalembert accuse les régimes qui obligent leurs sujets à quitter leur terre et souvent leur famille, à se délaisser de leur identité afin de rechercher un avenir meilleur. Meilleur ? J’en doute fort !
 Chochana la Nigériane, Semhar l’Erythréenne et Dima la Syrienne, malgré leurs différences profondes se trouvent réunies à bord d’un bateau transportant des clandestins via l’Europe. Tous les passagers, juifs, chrétiens et musulmans, hommes et femmes recherchent un nouvel horizon, un espace vital où leurs droits seraient respectés et leur dignité préservée. D’ailleurs, si la sècheresse n’avait pas ravagé le village de Chochana, cette Nigériane aurait-elle pris la décision de mettre le cap vers un autre pays ? Si le service militaire n’était pas d’une durée illimitée et si le choix d’une profession ne dépendait pas du bon vouloir du président, Semhar aurait-elle quitté les bords de la mer rouge ? Si la guerre n’avait pas détruit toutes les villes syriennes, Dima aurait-elle mis ses filles en danger en franchissant « le pont du non-retour ? »
L’écrivain recours à un langage familier parsemé  de mots de différentes langues et teinté d’humour et de sarcasme pour nous faire part des périls qui menacent les voyageurs clandestins. Trafic d’êtres humains, viols, humiliation, mort, rien ne leur sera épargné. La pauvre Semhar « perdit sa virginité » dans un coin du désert mais « ne se débattit, ni ne hurla » car « elle ne voulut pas procurer ce plaisir [aux passeurs] ». Que de filles avaient perdu contre leur grès leur innocence ! Que dire de Maeza, amie de Semhar, que l’on trainait tous les jours chez les passeurs et qui « un soir, ne revint pas ». Fuir alors, tenter de rebrousser chemin, illusion ! La moindre tentative de fuite expose le sujet à la mort ou à d’impitoyables sévices. Pour les passeurs perfides, ces passagers clandestins sont « des sacs de merde », « du bétail peu rentable », tout sauf des êtres humains auxquels on doit quelque respect. En contrepartie, cette marchandise humaine fait preuve de solidarité et d’empathie quand l’un d’eux décède a force de maltraitance. Chrétiens, juifs et musulmans prient à l’unisson afin que le mort repose en paix.
Mais les maux et les souffrances des passagers vont se volatiliser à la vue du pétrolier Torm Lotte. Dieu soit loué ! Captain Sams, ainsi que d’autre bateaux, ont fait aussi vite qu’ils le pouvaient pour essayer de sauver le plus d’âmes possible. 750 voyageurs de l’espoir, 750 guerriers, 750 héros, 569 survivants ! Souris chère Méditerranée ; accueille en ton sein ces 181 martyrs. Eh oui, qu’elle soit « mur » ou cimetière, cette mer a connu plus de morts que les champs de guerre. Hipipip hourra, hipipip hourra ! L’Italie ! Enfin une terre où poser les pieds !  Mais, quel avenir leur est réservé ? Chochana sera considérée comme réfugiée économique, Semhar sera accueillie en tant que réfugiée politique et Dima obtiendra le statut de réfugiée de guerre. Mais, qu’adviendra-t-il par la suite ? Laquelle pourra enfin réaliser et vivre son rêve ?
Mur Méditerranée retrace non seulement le voyage accompli par ces trois femmes courageuses, mais aussi le trajet que des milliers d’autres voyageurs ont effectué ; et qui sait ce que nous cache l’avenir ! Aujourd’hui, nous sommes aux côtés de notre mère en train de cuisiner, ou bien nous regardons la télévision en présence d’un père ou encore nous cherchons des noises à un frère mais nul ne sait ce que demain lui réserve. En pleine crise économique, politique et environnementale, la porte du voyage sans retour peut s’ouvrir béante à n’importe quel membre de notre famille.

ZGHAIB Rita-Maria
Université Libanaise

Hélène Gaudy,
Un monde sans rivage,
Actes Sud, (320 pages)

Flash Blanc. Point. À la ligne. Ou quand le hors-champ nous montre l’importance du « blanc qui reste sur le papier »


Novembre 2014, musée Louisiana, Copenhague. « Les choses ont changé d’échelle, l’image prend toute la place. L’amorce d’un récit semble s’y tenir cachée, quelque chose en déborde, quelque chose d’inachevé, l’ébauche de trajectoires qui vont s’écrire de nouveau, à l’envers, puisqu’elle vient d’en devenir le nouveau point de départ. L’œil est une plaque photographique qui se développe dans la mémoire. D’autres images résident, quelque part, entre la lentille et la trace. »
« Entre la lentille et la trace », c’est le projet littéraire même qu’Hélène Gaudy, autrice et plasticienne de formation, s’efforce de réaliser à travers ses écrits (comme Vues sur la mer (2006), Plein hiver (2014), Une île, une forteresse (2016)), et qu’elle concrétise parfaitement dans son dernier ouvrage Un monde sans rivage, sorti en août 2019 aux éditions Actes Sud. Il s’agit d’un roman dans lequel nous suivons l’errance de Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et Nils Strindberg à travers la banquise du Pôle après que leur ballon d’expédition s’est échoué dans le grand blanc. Il s’agit d’une expédition scientifique qui a réellement été réalisée en 1887 par les trois Suédois et d’autres acolytes dans le but d’explorer le Pôle Nord. Pendant trente-trois ans, le monde entier, la Suède, pays natal des protagonistes, en premier plan, se demande ce qui a bien pu arriver aux trois héros, devenus « créatures mythiques, pirates fantômes, marins engloutis » dont ils attendent toujours le retour triomphant. 1933, une expédition composée de chasseurs de morses découvre les corps et les effets personnels des trois hommes de l’expédition Andrée grâce à une fonte exceptionnelle de glace. Qu’a-t-il bien pu se passer ? Leurs affaires restées plus de trente ans sous la glace sont-elles exploitables ? De quoi sont-ils morts et quand ? Autant de questions que se pose alors la population mondiale, et auxquelles Hélène Gaudy n’apporte aucune réponse.
En effet, le but de son roman n’est pas de raconter l’expédition ou d’élucider la disparition des trois hommes. Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’un roman comme nous en avons l’habitude, tel qu’il se constitue traditionnellement. Hélène Gaudy ne cherche pas à combler les vides laissés dans l’histoire par sa fiction ; mais elle investit ces vides et zones d’ombres pour accompagner poétiquement les personnages dans leur dérive, et le lecteur à travers le temps, pour arriver à son époque contemporaine. Elle exhume le passé pour révéler ce qui se passe dans la marge des histoires, tout en révélant les images cachées, ce qui est enfoui et non visible, au-delà de ce qu’on voit au premier regard, pour faire surgir sensations et impressions. Cela sonne presque comme un paradoxe ; par une écriture très imagée et photosensible, Hélène Gaudy propose de saisir le monde hors-champ, de traduire l’impalpable et le silence.
Ce roman au-delà de son fil blanc qu’est l’expédition, propose plusieurs autres histoires d’expéditions autour de celle d’Andrée ; celle de Léonie d’Aunet, en passant par l’expédition
Shackleton dirigée par Fridtjof Nansen, jusqu’à l’errance dans le désert des Gerry (film de Gus Van Sant Gerry (2003)). Autant d’histoires qui interrogent l’errance, le basculement des individus, les lieux indéterminés, l’entre-deux, le décalage, l’étrangeté, où le but est d’« ouvrir en deux un regard » , c’est à dire « voir simultanément un rêve et son anéantissement, qui pourtant n’invalide en rien le rêve » (d’après les mots de l’autrice sur le site Diacritik). Mais il est aussi question de rencontrer l’histoire des personnages proches des trois anti-héros, comme Anna, la fiancée de Nils, le photographe. C’est un roman qui fait le lien entre différentes destinées et époques. En cela il est tout aussi fragmentaire que les éléments qui nous permettent de reconstituer l’histoire de l’expédition Andrée.
Entre intermédialité et iconotextualité, l’autrice interroge, autant par le truchement des photographies que de l’art en général, d’autres histoires pour raviver notre regard sur notre présent (lieux à préserver, fonte des glaces, questions de l’humain et de la gloire, façon dont nous concevons l’histoire, ce qui est poétique, etc). C’est ce que souligne l’écrivaine dans une interview menée par Johan Faerber et publiée sur le site Diacritk : « Je suis interpellée par la manière dont les métamorphoses que subit notre monde changent tout notre régime de valeur, et le langage lui-même.
S’il n’y a plus de blanc, qu’est-ce qui vient après lui ? Quelles couleurs, quels mots pour dire
le vide, l’absence ? Quand on subit canicules et sécheresses, l’été ensoleillé, qui était synonyme de joie et d’abondance, devient une menace. Les expressions, les lieux communs changent, en miroir du paysage. » Autant de thématiques universelles qui activent notre réflexion sur le monde. Elle nous fait traverser le monde fragile dans lequel nous vivons, tout aussi craquelant que la banquise sur laquelle l’équipage d’Andrée pose le pied. Un monde plein de mystères dont l’image qu’on en a fait à l’aube du XXe siècle « est un voile, une longue marche, une énigme, une porte qui ne cesse, sous notre nez, de se refermer ». Ainsi les blancs explorés, et ceux laissés au lecteur par l’autrice rappellent les mots de Kandinsky : « Le blanc, écrit le peintre, sonne comme un silence, un rien avant tout commencement » . C’est une large réflexion à laquelle on aboutit à la sortie du récit d’Hélène Gaudy.

« Le poème n'est point fait de ces lettres que je plante comme des clous, mais du blanc qui reste sur le papier. »
(Paul Claudel)


Laëtitia Firoaguer
Université Saint-Joseph,
Liban.



Karine Tuil,

Les Choses humaines

Gallimard, 2019 (352 pages)



                

Une fiction réelle



« Dans la vie, on n’est jamais loin de chuter, de commettre une erreur de perception et détruire, en quelques secondes, ce qu’on aura mis toute une vie à construire. La vie, votre vie, peut basculer à tout instant dans la tragédie. IL suffit d’un rien pour tout perdre. Vous croyez que cela ne peut pas vous arriver ? » (Les Choses Humaines)
Trois vies, trois personnages, une famille, les Farel ne comptent l’un sur l’autre que pour la préservation de leur image médiatique. Cette famille d’élite sociale et intellectuelle se trouvera embourbée dans l’engrenage de la justice des tribunaux mais aussi la justice civile suite à une accusation de viol.
Les choses humaines, œuvre où tous les masques tombent, traite d’un sujet d’actualité qui rappelle l’affaire Stanford qui a eu lieu aux Etats Unis en 2015. Sans économiser sa plume, Karine Tuil expose la vérité et rien que la vérité. Toute une élite sociale est passée au peigne fin par le biais de la famille Farel. L’image médiatique tant convoitée par les familles de pouvoir est démontée laissant paraître ainsi la vraie nature des hommes. Une nature maquillée par de la poudre de perlimpinpin.
Scandale, vie double, sexe, tous les vices cachés de ces familles sont exposés à la lumière du jour. Cette œuvre romanesque permet au lecteur de se confronter à un manège de sensations et d’émotions. Ainsi, le lecteur n’est plus un observateur statique mais il devient un observateur actif, faisant partie de la vie des trois protagonistes et de leurs proches. Le lecteur devient par conséquent complice de leurs secrets et juge de leurs actes.
Par suite, avec un style simple et accessible à tous, sans être pour autant simpliste, Karine Tuil, relate avec une plume passionnée le déséquilibre de la vie de deux personnages suite à un acte de viol : le violeur et la violée. Pivot important du roman, ce thème s’impose comme élément de force pour donner suite aux dégâts qu’il cause. En effet, cet acte horrifiant, chamboule l’équilibre de deux vies déjà planifiées qui s’effritent à grande vitesse. Par le biais de ce sujet, le lecteur se trouve téléporté dans les méandres du système judiciaire ainsi que ceux de la machinerie médiatique. A cette face de l’œuvre s’associe aussi le sujet des jugements, des critiques et du harcèlement médiatiques via les réseaux sociaux, sans oublier l'impact psychologique : les tentatives de suicide.
Œuvre aux milles sensations, Les Choses Humaines expose la face humaine de toute la société au pouvoir, mais aussi rapporte des faits auxquels les hommes peuvent être sujets. Trois personnages, trois chemins, trois vies à part mais une catastrophe destructrice (vue par le point de vue du coupable et de sa famille) s’y retrouvent. Les choses humaines est une œuvre où la fiction devient réalité et où la réalité devient fiction.
                                                                                                                                     Marie Chaaya
                                                                                                         Université Libanaise, section II

TUIL Karine
Les Choses Humaines
Éditions Gallimard (342 pages)


Les choses humaines, c’est peu de choses

« Sa mère lui avait appris à se protéger des assauts des hommes, mais elle n’avait pas pu faire comprendre à son propre fils que le désir ne s’imposait pas par la force. »
Les relations familiales sont complexes chez les Farel. En apparence, Jean et Claire Farel et leur fils Alexandre forment une famille heureuse à qui tout réussit. Le père, journaliste politique et animateur radio et télévision, s’apprête à recevoir une décoration par le président de la République à l’Élysée. La mère est une essayiste féministe engagée notamment dans les évènements de Cologne en Allemagne. Le fils est un étudiant ultra-brillant à l’Université de Stanford aux États-Unis. Mais le mariage bat de l’aile ; Claire entretient depuis plus d’un an une relation avec Adam Wizman, professeur d’école juif pour qui elle décide de tout quitter. Jean entretient depuis vingt ans déjà une relation avec Françoise, une journaliste de son âge, et voilà que celle-ci frôle la mort dans une tentative de suicide qui échoue. Alors quand les Farel apprennent que leur fils unique, leur fils adoré, Alexandre, est accusé du viol de Mila Wizman, la fille du compagnon de Claire, rien ne va plus.
Tout au long du roman, nous suivons la déconstruction progressive de tous les personnages, de la victime à l’accusé, des parents d’Alexandre à ceux de Mila. Mais surtout, cette question ne nous quitte pas : « Alexandre est-il vraiment coupable ? » À partir du moment où Mila va porter plainte et où Alexandre sera placé en garde à vue, puis libéré, jusqu’au procès deux ans plus tard, les deux versions des faits vont être constamment confrontées et ce, jusqu’à la décision définitive du jury. Entre accident et viol prémédité, malentendu et consentement, la vérité virevolte sans cesse. Le personnage de Jean, qui voit sa carrière ébranlée à cause de l’engouement médiatique provoqué par cette affaire de viol dans laquelle se retrouve son fils, prend position en faveur de ce dernier. Oui, il le défend jusqu’au bout et accuse la montée des mouvements féministes de détruire les relations homme-femme. Il fait au tribunal un discours dans lequel il affirme « qu’il serait injuste de détruire la vie d’un garçon si intelligent […] pour vingt minutes d’action. » Nous écoutons à plusieurs reprises l’accusé et la victime, les parents et les avocats, comme si tous les personnages se relayaient pour donner aux lecteurs leur point de vue pour que, au bout des 342 pages, ce soit à nous de prononcer le verdict.
Les Choses Humaines de Karine Tuil est un roman dont la thématique principale est le sexe – le sexe et tout ce qu’il implique. Cette thématique est annoncée dès le premier chapitre lorsque le narrateur décrit la relation naissante entre Adam et Claire : « Le sexe et la tentation du saccage, le sexe et son impulsion sauvage, tyrannique, incoercible, Claire y avait cédé comme les autres, renversant […] tout ce qu’elle avait patiemment construit. »
Ce roman soulève d’innombrables questions. Qu’est-ce que le consentement ? Pour Alexandre, la relation qu’il a eu avec Mila n’est pas un viol. Il affirme que si elle ne l’avait pas voulue, que si elle avait clairement exprimé son refus, il ne serait pas allé plus loin. Quant à Mila, elle explique, tétanisée, qu’Alexandre l’a forcée, menacée avec un couteau, et obligée à se soumettre. Déchirée par l’évènement, Mila ne vit plus, dort mal, ne sort plus, fait des cauchemars et se retrouve sous antidépresseurs.
Mais aussi est-ce que « dire non » est la seule expression du refus ? Comment condamne-t-on un agresseur sexuel ? Fait-on le procès de la victime ou de l’agresseur ? Quelle position prendre quand son enfant est accusé d’un crime tel que le viol ? Tant de questions surgissent. Mais le roman cherche moins à trouver des réponses qu’à interroger le lecteur.
La thématique qu’aborde le roman est d’une déconcertante actualité. Les questionnements divers qu’elle propose nous permettent de nous attarder réellement sur des sujets importants. Malheureusement il s’agit peut-être d’un roman trop « social », l’écriture un peu froide freinant l’émotion. Quant aux personnages, ils ne sont pas attachants, même si certains lecteurs peuvent compatir avec leurs histoires ou leur vécu. Ce roman cherche à mettre en valeur les travers de l’Homme et de la société et à faire tomber les façades sociales qu’on se construit, mais la réalité est-elle aussi tragique et romanesque ?


Tia Abi Aad
Université Saint-Joseph de Beyrouth

Quentin ABEL
Sœur
Éd. L’Observatoire (256 pages)

Appel à témoins

     La séance est levée. Le tribunal se vide progressivement de ses gens. Seul reste Quentin Abel, qui n’endosse pas aujourd’hui son rôle familier d’avocat mais celui de l’auteur de Sœur, son tout premier roman, paru aux éditions de l’Observatoire.
     Cependant, à y regarder de plus près, il n’est pas tout à fait seul : nous retrouvons, assis un peu partout dans la salle, les personnages qui ont peuplé d’abord son imagination et ensuite ses feuilles blanches. Nous reconnaissons la jeune Jenny Marchand, assise toute timide à ses côtés. Comme toutes les jeunes adolescentes de son âge, elle se cherche encore, mendie l’amour de ses pairs et aime à s’imaginer l’héroïne de son propre monde aux côtés de Harry Potter.
     Il y a aussi ses parents, Patrick et Marion Marchand, aimant certes, mais maladroitement, une fille qu’ils comprennent de moins en moins. Un peu plus loin, des hommes politiques chuchotent entre eux des stratagèmes pour durer encore plus longtemps au pouvoir et, enfin, du fond de la salle nous parviennent les cris d’une bande de filles portant le voile ; nous distinguons parmi elles Dounia, leur modèle, leur idole.
     Soudain, Jenny n’est plus la même. Elle se fractionne, se transforme en ce qui pourrait être son alter ego, Chafia, Chafia Al Faransi. Et tout l’enjeu du roman se trouve là, dans ce dédoublement, dans cet autre soi-même conséquence d’une énième maudite goutte qui a fait déborder le vase. Cet autre qui ose tout. Le désir d’être enfin quelqu’un, d’exister, de laisser une trace coûte que coûte. L’effervescence d’une rage, des profondeurs qui se transforment en abîme, une interminable descente aux enfers, effrénée et incontrôlable. Une stupeur et un sentiment d’inconfort nous saisissent alors, et nous comprenons un peu plus, non sans une touche d’effroi, le choix de la première de couverture : une iconographie où rien n’est vraiment clair, où l’encombrement des couleurs et des formes nous troublent.
     En effet, Sœur est un roman qui nous interpelle par son sujet tellement actuel, tellement ancré dans notre époque. Combien de Jenny mal dans leur peau essayent d’anesthésier leurs douleurs dans les bras de frères et de sœurs qui leur font croire qu’ils détiennent, dans leur violence et leur fanatisme, des solutions à tout ?  

Quentin Abel nous rapporte l’histoire sans aucun jugement. Il observe et décortique les mécanismes à l’origine de toute action et même inaction, dans une prose alliant registre courant, familier et soutenu. Une technique d’écriture qui a le souci du détail et un style qui nous incite à l’empathie envers chacun des personnages, sans aucune exception. Ainsi, après avoir ressenti leur peine, vécu leur souffrance, assimilé leurs comportements, nous nous trouvons, nous aussi, incapables de les juger.



     La séance est levée, il est vrai, mais le procès n’est pas encore terminé. Nous doutons qu’il le soit un jour, on ne ressort pas indemne d’une lecture pareille.


Léa Farah
Université Libanaise

GAUDY Hélène

Un monde sans rivage
Edition ACTES SUD, (313 pages)


Vestige d’une expédition


« On éprouve souvent plus d’intérêt pour ceux qui s’éclipsent que pour ceux qui reviennent, surtout quand le lieu où ils se perdent ressemble à une absence changée en paysage ». C’est ce monde de l’absence métamorphosé en tableau-récit que représente Hélène Gaudy dans son dernier roman documentaire : un monde sans rivage. Diplômée de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, elle choisit finalement la voie littéraire pour donner libre cours à son imagination. Ce monde sans rivage qu’elle décrit est celui du pôle nord. En 1930, on découvre sur une île perdue dans l’océan arctique les restes de trois corps et les vestiges de cette expédition suédoise dont on avait perdu la trace 33 ans plus tôt. Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et le photographe Nils Strindberg, rêvant d’aventures et de gloire, avaient tenté de rejoindre le pôle nord en ballon à hydrogène à partir de l’archipel de Svalbard et ils se sont échoué quelque part près de l’arctique à peine trois jours après le décollage. Parmi les effets retrouvés auprès des ossements se trouvent des pellicules photographiques susceptibles encore d’être développées et un journal tenu par le chef de l’expédition. Ces images révèlent les débuts de la photographie et laissent une impression d’étrangeté chez ceux qui les observent. Tous les rêves de conquêtes et d’immortalité constitutifs de notre humanité transparaissent à travers ces photos.
Dans monde sans rivage, on erre sans trouver une issue, une côte qui isole la terre ferme de l’océan. Ce monde sans rivage c’est aussi le nôtre où les banquises elles-mêmes disparaissent, ce monde ou trois hommes ont péri n’existe plus.

L’écriture d’Hélène Gaudy n’est point simplement descriptive, souvent la dimension philosophique affleure dans le texte, invitant le lecteur a la contemplation et a la réflexion. Ces images en noires et blanc fascinent comme des énigmes. Claires durant l’été du départ, obscures et troubles face à la menace de l’automne et de l’hiver polaire, elles relatent également l’attachement d’Anna Charlier à son fiancé décrit comme « éternellement jeune », et représentent Nils Strindberg, le photographe de l’expédition pourchassant des prises de vue inédites. Ces images sont mêlées a des fragments du journal d’August Andrée ponctuant le récit des péripéties de leur longue marche sur la glace, après la chute de leur ballon en 1897. À partir de ces éléments épars, Hélène Gaudy reconstitue de manière romanesque et poétique l’aventure de ces trois hommes qui ont survécurent durant des mois, dans des conditions difficiles sur la banquise. Elle réécrit avec précision leurs observations naturalistes, leurs efforts pour léguer leur découverte à la postérité tout en taisant leurs tourments.
Elle s’autorise des digressions en évoquant d’autres expéditions dans le grand nord, d’autres aventures qui forment comme des jalons de l’histoire passionnante des expéditions dans l’arctique. Elle éclaire ses personnages de l’intérieur et nous introduit dans leur intimité et leurs pensées profondes. Elle ne se prive pas de méditer sur les rapports entre la mémoire et la photographie. Ce qui l’impressionne dans la vie de ces explorateurs, ce sont ces moments de basculement, de décalage, quand l’environnement devient étrange et désarme ses habitants.
Ce récit épique engage une réflexion sur le rôle de l’image dans notre vie et sur notre appétit insatiable de domination et de découverte en ce monde. La force impressionnante de cette écriture hypnotise le lecteur ; comment peut-on diversifier, mettre ses couleurs dans une blancheur éternelle et immaculée ? Comment peut-on impliquer ses lecteurs à partir des traces de souvenir et des incertitudes de la mémoire ?



Gaëlle Dagher
Université Libanaise
Fanar, section 2


SPITZER Sébastien
Le cœur battant du monde
Edition Albin Michel (446 pages)


Un monde au cœur cruel
            Dans un monde en évolution, au sein de l’Europe de 1851, au Royaume-Unis, Durant l’époque Victorienne, au cœur du monde industriel et capitaliste d’antan, le grand Karl Marx, un « grand prophète du communisme », surnommé « Le Maure », a été victime d’une « pulsion imbécile », d’un « désir regrettable » en l’absence de sa femme. La conséquence de cette erreur de parcours fut la formation d’un fœtus dans les entrailles de Nim, la gouvernante de ses enfants. Cette erreur doit être réparée et avec une discrétion totale. Cet enfant, nommé Freddy, doit disparaître. Cette histoire véridique semble-t-il a éveillé la curiosité du journaliste, historien et romancier Sébastien Spitzer. Suite à de longues recherches, Spitzer tisse minutieusement cette trame en s’inspirant de Dickens, London, Zola et d’autres auteurs du XIXe siècle. Le lecteur est impliqué catapulté dans ce Londres industrialisé au fil de son roman Le cœur battant du monde. Il y relate les faits sociaux, historiques et politiques d’une société capitaliste à partir d’une histoire bouleversante et passionnante. 
            Le roman s’ouvre sur les faubourgs de Londres où tout est permis. Charlotte, une ravissante jeune irlandaise, se déplace dans les dangereuses ruelles de la capitale, portant péniblement son gros ventre et cherchant un logis pour la nuit. Engels, ami de Marx, jeune séducteur, admirateur de Stendhal, collectionneur de pistolets, ennemis juré des enfants et de leurs tracasseries, quitte Berlin vers l'Angleterre afin de répondre à l’appel du Maure. Engels va tout tenter pour réparer la faute de Marx, en confiant le bâtard au docteur Malte. À son tour, le médecin le confie à une femme qui vient de perdre le fruit d’un amour inconditionnel lors d’une agression brutale. « Après tout, pourquoi pas. C’est peut-être une bonne idée. », pense-t-il. Cette femme n’est autre que Charlotte qui s’offrira désormais à tout venant pour gagner sa vie et élever le nourrisson.
            Le petit Freddy grandit donc sans repère paternel dans un pays où la misère bat son plein et où la révolte gronde, alors que le lecteur connaît son géniteur, découvre son combat et son idéologie à travers le point de vue d’Engels. Pourra-t-il ignorer longtemps le mystère de ses origines ? Cet enfant pourra-t-il ignoré a jamais ce qu’il doit éviter et qui il doit fuir ? Qui est cet homme, ce père, ce mari, ce penseur et philosophe qui a changé le monde ? Sera-t-il un jour amené à un face à face avec son fils illégitime ?
            Spitzer implique adroitement son lecteur dans le récit. On est immergé dans l’histoire, stimulé par un suspense soutenu tout le long d’une trame narrative exceptionnelle. Les actions se succèdent à un rythme rapide et saccadé.  Le lecteur s’attache au personnage, compatit à leur sort et ne peut lâcher le récit avant d’en découvrir la fin, d’autant plus que la sécession des faits l’emporte dans le tourbillon de la grande Histoire.
            Spitzer nous révèle sans hésitation des secrets longtemps dissimulés par l’Union Soviétique. Tout en critiquant une société répressive et sans pitié, l’auteur dénonce ouvertement tous les régimes politiques, économiques et sociaux qui dominent le monde. Son discours demeure d’une brûlante actualité.

Nathalie Ghaouche
Université Libanaise
Fanar-II




   

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